Savoir que la pizza sera livrée à temps te remplit de... || Sköll [Mission]

Ce n'est pas très vieux, Sköll en ville. À vrai dire, il n'a même pas de réel logement : il se contente de se perdre dans les labyrinthes sinueux d'Overland, traînant sa truffe dans la fange et les poubelles. Il ne compte ni sur la charité d'autrui, ni sur la chance pour se remplir la panse ou même se trouver un toit où passer la nuit. Sköll est tout ce qu'il y a de plus Chien sur le bas-côté de la route. Qu'on fasse attention à lui ou pas, la plupart le prend pour un Humain taré avec des attributs canins. Certains Monstres savent reconnaître l'Hybride en lui, mais souvent, on ne l'approche pas vraiment.

C'est lui qui s'approche.

Aujourd'hui, on l'a vu courir après un vendeur de glaces, parce que la chanson poussée par la camionnette était beaucoup trop bruyante. Tout le monde entendait, et tout le monde voyait un Sköll s'élancer après le véhicule bleu couleur de bébé, avec une enseigne de barbe à papa plantée sur la toison.

Il a couru longtemps. Si longtemps qu'on fût forcé d'admettre que l'endurance du garçon n'était pas n'importe laquelle, on aurait dit un sportif pendant le marathon. Et lorsque l'Hybride a rattrapé l'automobile, il s'est accroché à l'échelle sur la porte arrière et a grimpé direct sur le toit, constatant avec désarroi la fausseté de la sucrerie.

Bien sûr, les vendeurs furent forcés d'interrompre la route, alertés par le vacarme incessant au-dessus de leur tête. Véhicule garé sur le trottoir, alors qu'une foulée d'enfants s'acharne à la devanture pour un peu de pistache en cornet, on enjoignit le Chien à descendre d'en haut. Et Chien s'exécuta, bondissant sans passer par l'échelle, telle une danseuse en tutu retombant délicatement sur le parquet verni.

La première question coula de sens.

"Qu'est-ce que tu veux, espèce de grand fou ?"

Sous le manque de réponse, on répéta. Avec plus de vigueur, cette fois.

"N'as-tu pas vu à quel point c'était périlleux !! Je ne veux pas d'accident moi !"

La queue de chien à Sköll fouettait gaiement le vide, oreilles dressées et toutes douces. Son expression demeurait la tranquillité, comme quand l'on n'a rien à se reprocher. Les regards désappointés se rencontrèrent, et on demanda au blond s'il comprenait la langue. S'il était un Monstre (clairement, même avec de la technologie de pointe, ces oreilles et cette queue et ces yeux rouges paraissaient trop vrais).

Et la réponse ne se fit point attendre.

- OUI !

Puis Sköll disparut d'un coup, courant à l'autre bout de la ville, avec un cornet de glace à la main. Il n'y a pas de logique à comprendre. Il a une glace, c'est tout. Saveur fraise et vanille, avec des pépites de chocolat et de la crème chantilly. Chien se perd à nouveau dans les venelles de Bois-Sur-Mer, grimpant sur les ponts fantastiques de cette ville assise sur l'océan. Son regard va partout, tandis que son corps s'interpose entre les objectifs d'appareil photo et son couple amoureux.

Tout à coup, le sol prend une couleur de charbon. Tout noircit, et le bruit de la civilisation devient ténu. Il réalise alors qu'il s'est éloigné de Bois-Sur-Mer, et que sa glace est finie. Sköll lèche le pourtour de ses doigts, récupérant le coulis de fraise et le souvenir d'une friandise extraordinaire. Enfin, son museau se dresse face à la mer, fabuleux spectacle de l'eau qui se couche sur le sable à l'infini.

La première chose qui capte son regard si vif, c'est la silhouette solitaire qui se découpe dans l'horizon flamboyant. Un parfum lui chatouille les narines, mais il ne s'agit pas de celui d'une personne qu'il connaît (Sköll connaît si peu de personnes on dirait). À pas de loup, il s'approche, sentant s'ajouter à tout ce ballet d'effluves, la saveur piquante d'une spécialité italienne.

Face au littoral qui souffle le vent salin vers lui, Sköll remue du nez et plisse un peu des yeux. Il n'a pas beaucoup vu d'aussi grande étendue céruléenne, la forêt montrait des strates extraordinaires de sylve, mais rien qui n'ait l'air aussi éternel et sans coupure que la mer.

Il n'est plus très loin.

L'odeur du manger s'intensifie, et de plus belle, il s'approche. Il s'approche si près qu'il n'existe plus aucune distance entre lui et l'inconnu posé à même le sable noir. Et c'est avec stupeur qu'il découvre un triangle dégoulinant de fromage dans la main à Humain (il a l'air Humain), et un cercle tout pareil, entamé et encore bouillant dans sa boîte en carton.

- C'est quoi ? Je connais pas. Donne-m'en !

Des doigts inconnus s'attardent à la base de ses oreilles touffues, ça fait chavirer son cœur et Sköll défaillit lentement comme une coulée de sable humide. Il ronronnerait si son organisme le pouvait.

Un peu de chaleur s'accumule autour de sa poitrine, il s'approche encore et son museau tremble sous l'arôme de l'Humain. De l'Humain, ou d'autre chose. Il ne sait pas vraiment, Chien. Le concept de l'être humain lui est encore abstrait.

Rapidement sa nuque plonge au-dessus de la boîte découverte avec le trois quart qu'il reste. De la tomate, du fromage, des herbes qu'il a déjà senties en forêt, et puis du sucre, beaucoup de sucre. Mais surtout : de la viande. De la volaille. Un peu moins puissante que la carne saignante, mais du gibier de basse-cour tout de même.

Son corps s'allonge, et, buste sur le tapis de grains chauds et noirs, Chien s'attelle à la dégustation du plat qu'il ne connaît pas. Il ne sait même pas pourquoi on sert cela dans un carton, c'est trop bizarre. Dans la forêt, on tue, et on mange directement. On n'emballe pas sous papier cadeau avant de dévorer.

Le bruit de ses mastications accompagne le rouleau des vagues qui s'écrasent sur le ressac. Vent salin qui chatouille et noie les épis de chevelure, la brise marine porte à Sköll des parfums encore plus lointains. Mais celui de l'Humain est intéressant aussi ; il regarde.

- Je viens de loin.

Pendant qu'il mâche, souffle des morceaux de nourriture par accident, Chien bat des oreilles. La sauce s'échappe, goutte de ses griffes et puis saute jusqu'à son haut rapiécé. Un vieux torchon trouvé sur le bas-côté de la route ou piqué sur le cadavre d'un autre, que sais-je.

- Un endroit où il n'y a pas ça. Du sucre. C'est quoi, ce goût ?

Il s'en met plein partout. Son nez se couvre d'un halo rouge et ses commissures baignent de sauce au basilic. Oui, on peut dire que Chien aime. Qu'il savoure. Même s'il y a un drôle de goût derrière, ce n'est pas grave : la nourriture est sacrée. Suffisamment pour qu'il ne laisse rien derrière lui, pas même une miette ou l'ombre d'une sauce rouge. Chien lèche tout, les coins du carton, et même...

Et même l'Humain.

Humain n'a pas de traces visibles, parce que l’œil ne perçoit pas le souvenir. En revanche, le flair le peut, et Sköll s'est redressé pour flairer la peau claire à Humain, avant de laper l'arête de son nez puis la bordure de ses lèvres.

Il fait tout ça, Chien, avant de s'extraire de là, juste un peu, assez pour observer son nouveau copain.

- Tu es quoi ? Tu sens pas comme moi. Je te connais ?

Et puis, ses oreilles et sa queue viennent frissonner sous la caresse du vent. Griffes qui plongent sous le lit de sable monochrome, Chien rejette la poussière granuleuse et se laisse échouer dans la chaleur de ce cocon imperceptible. La mer.

- J'en veux encore. Plein d'autres.

Chien mordait dans le carton de la boîte au moment où le coton humide d'un mouchoir tapota ses joues puis ses commissures toutes de sauce rouge vêtues. D'abord surpris, c'est en comprenant le bienfait du geste qu'il ne rétorque rien et poursuit de dévorer la matière aromatisée de marshmallow. Jusqu'à avaler le carton mâché et faire totalement disparaître la boîte.

Aucune preuve du méfait.

Frisk. Frisk ! Qu'on dit. Ses oreilles se dressent, signe d'attention, alors que ses pupilles de rouge se lèvent vaguement vers... Frisk. Frisk, est-ce une femelle ou un mâle ? Il ne saurait dire, Chien. Frisk paraît sentir tout le monde et personne à la fois. C'est ce que son museau lui raconte à l'instant où il se redresse pour humer de nouveau le visage léché de Frisk. Si peu expressif, comme lui.

- Sköll.

Aussi simple fût la réponse, il n'existait pas plus sincère. Sköll. Chien. C'est tout, c'est pareil. Comme Frisk.

Et puis FRISK, C'EST PRÊT ! Alors Frisk s'est tourné vers l'arrière pour observer une tierce personne. Sköll sent, il regarde sans rien dire jamais, la queue touffue battant dans le vide et le corps remonté accroupi. À l'évocation d'un mot tout particulier qui résonne avec une puissance phénoménale aux oreilles de Chien, ce dernier laisse traverser dans ses pupilles amarantes, un éclat d'attention soudaine. Du genre de ceux qui attestent de votre parole très très intéressante.

- "Maman"...

Son timbre se fait ténu, mais pas détaché pour autant. Bien au contraire. C'est comme si on venait de prononcer le mot magique, la sainte parole divine.

Si Maman le dit, alors je dois le faire.

Aussi simple et évident que son patronyme. Maman = obéissance absolue. Une règle d'or incontestable que l'Hybride ne peut contredire. Son éducation s'est faite sur la base que seule Maman détenait tous les pouvoirs, et qu'elle était la seule figure importante au sein de la meute. Que fait-elle ici ? Maman est-elle aussi la Maman de Frisk ? Frisk est-il un frère ? Une sœur ? Un parent éloigné ? Quelqu'un qui connaît Papa ? Frisk.

- Je viens.

Ses genoux craquent et font se relever l'homme derrière les attributs canins. Sköll debout mesure 1m78, il fait humain mais dans son comportement rien n'est civilisé. Il renifle encore Frisk avant de passer sa langue curieuse sur ses joues, comme pour dire Je te suis. Et puis, son corps juvénile et rempli de fougue emboîte le pas vers la tierce personne. L'inconnue, la femme, elle sent le marshmallow et tout plein d'autres choses que Sköll ne connaît pas.

En arrivant près d'elle (qui se demande probablement ce qu'il veut), il prend le temps de la considérer, elle aussi, tournant autour et approchant sa truffe à ça et là de l'Humaine. Elle sent vraiment très fort le fromage.

Derrière, Frisk et son petit cheval rouge en métal. Sköll regarde, soucieux, avant de reporter sa vivacité sur la femme.

- Toi, donne-moi à manger !!

Parce que Frisk disait que Sköll aurait encore d'autres pizzas.

L'échange qui a lieu n'intéresse pas vraiment Sköll. Peut-être parce qu'il sent que l'on a pas besoin de son avis pour que la suite des événements se déroule, ou bien parce qu'il ne ressent tout simplement aucune envie de participer. Son attention commence à se perdre vers la houle des vagues lointaines lorsque l'arôme de la pâte italienne tartinée de sauce le rappelle à l'ordre.

Voilà, c'est ça qui intéresse Chien ! Le goût sucré du marshmallow mêlé au craquant d'une croûte bombée et couronnant un disque de saveurs multiples. Ça devenait presque miraculeux pour lui : à l'intérieur de chaque boîte se renfermait un goût différent et surprenant. Son flair aurait pu jouer pendant des heures, à la recherche de toutes les combinaisons d'aliments possibles.

Cette femme était-elle une déesse ? Capable de fabriquer autant de choses dans le même pattern de base d'ingrédients. Ce devait être ça, être Femme. Plus qu'une femelle : je deviens la matriarche d'une création unique et jamais vue auparavant. La pizza.

La queue animale de Sköll se remet à fouetter l'air ambiant, tandis que Frisk-un-mètre-cinquante-cinq enfourche son petit cheval de fer. Le parfum de chaîne huilée, Chien revient sur terre et entend le challenge de son nouvel ami. Une promesse de Pizzas s'il remporte la course. La course contre le cheval rouge.

Poussée d'adrénaline dans le flux sanguin : Hybride Chien sursaute sur place et son poil capillaire semble exploser -- encore plus que d'habitude !

- D'accord !

Vif et plein d'entrain, il n'a pas écouté quelle était la destination à atteindre. Chien s'élance pourtant dans une course contre Frisk, le pas sûr et rapide, aussi rapide que peut l'être un canin lâché dans une forêt de béton.

Il court sur la route.
Là où les voitures vont et viennent.
Là où on le klaxonne avec ardeur et rancœur.

Son poids traverse le capot d'un véhicule, et ça lui rappelle la glace au goût fraise-vanille. Chien se pourlèche les babines, en attente de sa pâte italienne, pendant que le paysage défile abstraitement autour de lui comme la pellicule d'un étrange film muet. Il escalade le décor, les barrières et les Humains et les Monstres sur le passage. Parfois ses yeux rouges vont à l'arrière pour observer la progression de son rival (rouge, lui aussi) ; mais, force est de constater que la distance et le mouvement de la foule les ont séparés.

Et malgré tout, Sköll, jamais ne cesse son enjambée terrible. Un-mètre-cinquante-cinq a disparu, mais pas le parfum entêtant des boîtes magiques qui continue de guider son parcours aveugle.

Sköll retrouve Frisk mais Frisk a l'air d'avoir quelque chose de changé. Impossible de mettre la griffe dessus, car Chien ne sait pas clairement identifier ce genre de chose. Tant pis, Chien décide de battre des oreilles quand on l'appelle, et de se rapprocher de lui-même.

Est-ce que ça veut dire qu'il a gagné ? Hein, ça veut dire ça, si l'autre arrive après lui ?

- Plein de pizzas.

Il répète sa récompense qui s'imprime fermement dans ses synapses. Et puis il demandera aussi à la femme, comment on fait des pizzas, parce que comme ça il pourra rapporter le secret jusqu'à chez lui et en proposer à Maman. Maman... Elle lui manque.

Prendre à boire. Quand Frisk parle de boire, l'Hybride imagine un lac, une étendue d'eau, une stalactite même (quoique non pas en cette période de l'année). Mais certainement pas un distributeur qui crache des espèces de... de gros petits blocs cylindriques, tout durs et froids. Encore une invention de l'Humanité.

Avant même que Frisk ait eu le temps de faire craquer la languette à la canette, Chien renifle très près pour savoir de quoi il s'agit. Pour comprendre l'objet humide et glacé quand l'arête de son museau touche la matière. Un frisson brutal le fait secouer le visage, et il recule.

- Ne bois pas ça !!

Au-delà de l'aluminium, il y a le contenu. Et Chien sent bien que tout ce qui est là-dedans n'est pas bon du tout pour le corps. Vraiment pas bon. Il donnerait un coup dans le récipient s'il le pouvait.

Et c'est ce qu'il fait, d'ailleurs, quand on lui propose un jus de fruits. Une flaque jaune couleur d'urine se répand sur le tarmac, rampe jusqu'aux pattes de Sköll qui recule au fur et à mesure que le liquide colore le bitume.

- C'est pas bon. Mais ça sent des choses que j'aime. Tricherie !!

Son flair a reconnu la pomme, mais la pomme... Bah... Reconstituée par les hommes, ou bien qui est passée par des tas de manipulations pour arriver à un tel état de liquéfaction. Sköll, il n'a jamais vu les bienfaits de la nature terminer aussi pitoyablement dans des cylindres tout durs. C'est triste, qu'il pense. Et c'est aussi triste que Frisk n'en soit pas offusqué comme lui peut l'être.

Et pourtant, au fil de leurs pas (ils ont adopté une cadence plutôt lente) (Frisk a vraiment l'air changé c'est étrange), la discussion se retourne à propos de Sköll lui-même. Lui et sa carrure d'athlète, lui et sa façon de courir comme un malade à travers les rues de Bois-Sur-Mer. Il ne sait même pas c'est quoi, Bois-Sur-Mer.

C'est tout naturellement que ses yeux rouges se perdent dans le paysage qui recule à mesure qu'ils avancent. Il flaire encore tout un tas d'odeurs avant que la question de Frisk ne l'interpelle vraiment.

- Oui. Je cours toujours.

Pas qu'il soit simplet au point qu'il ne comprenne pas qu'on cherche le plus de renseignements possibles sur lui, c'est juste qu'il ne comprend pas qu'on puisse avoir grandi dans autre chose qu'une forêt. Mais peut-être que le petit cheval rouge de métal aurait dû lui mettre la puce à l'oreille ; on ne voit pas ça dans la nature. Tout ça, c'est des inventions de l'Homme.

- La forêt me manque. Maman aussi...

Il regarde devant lui maintenant, et puis, en bas, sur le trottoir qui s'enchaîne indéfiniment. C'est vrai qu'il fait chaud, en ville. Comment les Humains font ? Sköll a envie de retirer tous ses habits pour les jeter par terre. Il ne sait même plus qui lui a forcé à en mettre, ça paraissait si déplacé de se promener nu.

- Je veux de la vraie eau. Et des pizzas.

Mais la pile de cartons s'amenuise au rythme des livraisons. Ils passent par tout un tas de bicoques différentes, des buildings ou bien des vieilles baraques défoncées. Sköll voit passer un kaléidoscope impressionnant de personnes, saturant son odorat qui n'a jamais eu autant à sentir en une journée. Peu à peu il se sent être fatigué, et ce n'est pas à cause de la course : c'est la première fois de sa vie qu'il est à ce point assailli par l'information sociale.

- Dis, je veux rentrer à la maison.

La maison verte, la forêt, la nature, les mers de sable et les bras de Maman. Ça, c'est la maison.

La forêt était partout. Quand Sköll montrait une direction, il se trompait car la vérité était ailleurs. C'est comme une immense couronne dont la sylve parcourt des kilomètres à la façon d'un royaume. Mais comment le vérifier avec toute cette architecture de béton et de briques ? Sköll ne sait pas où il doit regarder pour rejoindre la maison.

- Elle a un nom.

Devant une carte, il saurait dire. Mais pas de tête. De tête, il se rappelle l'évolution d'une nature sauvage, l'orage impitoyable, la chute du ciel qui s'abat dans une pluie torrentielle. La caresse du vent sur la cime des arbres, puis la chaleur sourde des forêts en été. Mais rien qui ne ressemble aux tapis de macadam infinis sur lesquels Frisk et lui progressent. Une âcre odeur de dur et de toxique émane de sous terre, comme si tout était couvert du poison industriel de l'Homme.

- Un jour on ira...

Mais peut-être que Frisk n'a pas entendu. Arrivés dans un étrange endroit qui ne semble appartenir à personne (tout le monde entre et sort, parfois en prenant des objets, parfois en ne prenant rien du tout), Frisk entame un étrange dialogue avec un lapin violet qui fait remuer les naseaux de Chien. Un lapin. Proie naturelle du canin si elle en est, l'Hybride retient un grognement, mais ses crocs sont sortis.

Un curieux récipient transparent lui tombe sous le nez. Frisk dit de ne pas jeter, alors Chien regarde. Il observe, prend dans ses paumes, touche du bout des doigts et puis renifle. Et il voit l'eau, capturée dans ce tube invisible mais tangible. Sköll se méfie, parce qu'il pense que tout ce qui est retenu prisonnier dans quelque chose a été souillé. Ce n'est même pas propre à l'être Humain : Maman disait de se méfier de ce que l'on a pas vu naître. Elle a raison, elle a toujours raison.

Ainsi il garde la chose sur lui, mais sans comprendre l'astuce qu'il faut tourner un bouchon pour pouvoir en boire le contenu. Chien croque dans le plastique, ça froisse la matière mais ça ne perce pas encore. Il lèche la texture : c'est juste solide et un peu frais, mais ce n'est pas encore de l'eau. Qu'est-ce que c'est bizarre...

- Je comprends pas, c'est quoi ?

Et puis la suite de la conversation fait un peu retomber ses oreilles. Pas parce que le sujet le dérange, mais parce que ça lui rappelle ce qu'il a dû faire pour venir. Le souci n'est pas de partir : être à l'écart est facile. Le plus dur est l'intégration, n'importe qui devrait le savoir.

- Moi je reste car j'ai envie de voir c'est comment la vie ici. La forêt c'est ma maison, j'aime ma famille. Mais je veux apprendre plus. Je sais que la forêt c'est pas tout.

Peut-être qu'on aura du mal à comprendre ses mots, mais la clarté de son raisonnement est intact : c'est un enfant qui veut apprendre. Dix ans plus tard, l'enfant qui est en lui veut savoir. Et peut-être que Sköll va bientôt connaître la formule magique pour créer une pizza, il pourrait apprendre et savoir comment faire sa propre pâte, puis sa propre garniture et sa propre sauce. Tout cela, il l'amènerait auprès des siens, et il répandrait la magie des pizzas. Le marshmallow...

- Alors il faudrait que ma famille vienne pour que ce soit ici la maison.

Puisque c'est ce dont a l'air de parler un-mètre-cinquante-cinq. Et le sujet tend à devenir épineux, parce qu'il est peu probable que la famille à Sköll vienne un jour en ville. La famille, c'est la meute. Ce sont les Hybrides Chiens, Loups, Coyotes, Renards. Ils étaient peu, au début. Il y avait Maman et Papa. Puis Sköll. Puis petit à petit, d'autres sont venus. Les premiers sont arrivés miraculeusement, on pense. Mais pas tant que ça, quand on sait que la nature ignore parfois les soucis de relations inter-familiales. La reproduction de son espèce avant tout.

Est-ce qu'ils arrivent bientôt à la maison des pizzas ? Il a faim, Chien. Et il a envie de dormir quelque part, ailleurs que près des poubelles qui ne sentent pas bon, ou bien dans autre chose que des cartons étalés par terre.

- Des nouveaux amis.

Ses lèvres murmurent. Les paroles de Frisk ont l'air chargé de sens, mais le concept de la "maison", métaphorisé par les amis, est difficile à assimiler pour Sköll. Difficile d'être imaginé avec quelqu'un comme lui, qui n'a appris que par le concret et l'expérience. Autant lui dire que sans amis, on meurt. La maison est le toit de tous les cœurs.

Sköll, soudain, s'arrête. Ses deux yeux amarantes jaugent Frisk avec une petite hésitation, queue animale raidie vers le bas.

- Toi tu es mon ami ?

Peut-être emploie-t-il mal le terme. Mais ça paraît si abstrait ! C'est quoi, un ami ? Et c'est quoi, un pas ami, alors ?

Au plus le temps progresse, au moins Sköll semble comprendre Frisk. Frisk qui paraît superflu dans sa façon d'être, mais qui pourtant dissimule une philosophie propre, sans doute trop savante pour que Chien puisse saisir tout à fait bien ce que son nouvel ami veut dire.

Que Frisk soit son ami ou pas, Sköll n'en ressent aucune différence. Tout simplement parce que la définition du mot "ami" n'a toujours pas de sens à ses yeux. Être un ami, pour lui, ce pourrait être comme avoir un jouet, ou bien aimer faire de l'escalade, dormir par terre ou crever la peau d'un ballon de baudruche. Être ami semble correspondre à un mot-poubelle où l'on peut y mettre ce que l'on veut. On peut même y ranger les choses que l'on a pas envie de faire, et les remettre au lendemain.

"Ami" est peut-être un mot de secours.

- Je prends comme toi.

Il pense que la pizza aura le même goût sucré et tropical que tantôt, parce qu'il ne connaît pas le nom. Mais pour l'Hybride ce n'est pas très difficile de le satisfaire : donnez-lui à manger, nourrissez-vous en sa compagnie, et le jeune homme est comblé. Il n'est rien de plus simple et sincère pour lui que de partager le repas.

La femme leur tend une pile de cartons. Les parfums mélangés ne sont pas exactement les mêmes que Sköll a senti quelques temps auparavant, mais ça n'est pas grave puisque ses attributs monstres remuent de plus bel dès réception des colis brûlants. Oui, c'est vrai que c'est chaud, Frisk. Encore plus chaud que dehors. Et dehors il fait quel temps maintenant ? On dirait que les journées sont éternelles ici.

Lorsqu'on leur a distribué la boustifaille, Sköll craque des genoux et s'assoit à même le sol, là où il ne gênera personne (en principe...). Du bout de son museau il pousse la boîte carrée vers Frisk.

- Ouvre, ouvre !!

Sköll est surexcité. Dans ses yeux brille l'étincelle de la gourmandise, la queue balayant par terre. Il fait encore une léchouille qui remonte du menton jusqu'au zygomatique de Frisk. Frisk... Quelle personne étrange, atypique et, à la fois, banale. Son apparence le laisse penser, tout du moins. Mais peut-être que Chien sent que quelque chose se trame dans l'ombre de cette expression indifférente. Une coquille qui a l'air vide.

Et avant même qu'on n'ait pu totalement découvrir le couvercle du carton, Chien se jette sur le contenu qu'il arrache à coups de crocs voraces et impitoyables. Il mange écroulé par terre, sale et comme un homme affamé. De plus en plus ses haillons se peignent de sauce rouge, de champignons, de fromage qui s'effile et coule. Il mange à une vitesse dingue. Sa première pizza se termine en à peine une poignée de minutes, et c'était bien bon. Mais ça n'avait pas le même goût que le sucré de tout à l'heure, il a senti de la viande cachée sous les poivrons et les oignons.

Il n'a pas vraiment complètement fini sa prochaine ration qu'il se jette sur Frisk, à quatre pattes, pour l'assaillir de coups de langue partout sur le visage. C'est sa façon peu éloquente de dire Merci. Merci, j'ai bien mangé. Chien semble si facile à lire, si simple à comprendre par rapport à son nouvel ami au mutisme particulier.

Il n'a pas le temps, Sköll, quand la tempête lui éclate sous le nez et que Humain Frisk se redresse pour lui dire de... Courir. Aussi vite que possible.

Un scandale éclate sur place et la femme aux pizzas miraculeuses devient rouge. Aussi rouge que peut l'être la sauce pimentée. Frisk a raflé les derniers cartons pour les emporter avec lui, ça fait un peu tanguer sa trajectoire vers la sortie mais tout de suite après Chien le voit enfourcher son cheval de métal pour filer à toute allure au cœur de la ville.

Tous les sens en alerte, muscles tendus, l'Hybride s'élance à la suite de son compagnon androgyne pour fuir la scène de l'horreur (si tout ce rouge était du vrai sang). Personne n'ose les interrompre, pris de stupeur. Au loin, on entend encore les grondements furibonds de la propriétaire, poing levé au ciel comme une fervente prière de revanche. Sköll et Frisk deviennent des points minuscules s'échouant vers l'horizon, ineffables et indissociables.

Il n'a pas le temps, Sköll, de se rendre compte qu'il vient de commettre son premier crime.