Tacheté de raffinement [Pv Lyam Halwick]

Au centre d’un terrain de sable se dessinait deux silhouettes embrasées par les lumières des bougies qui les entouraient. Les spectateurs étaient des ombres chinoises grotesques à leurs alentours, bruyantes et assoiffées de ce qu’on avait à leur proposer en matière de violence commanditée.  Le matin ne s’était pas encore levé, ne dévoilant pas encore ses artifices, laissant juste le noir pur occuper les lieux. En plus des flammes léchant le sol, l’endroit était éclairé par des néons qui dispersaient leur lumière sale et crasseuse, juste assez luisante pour que les foules puissent se repaître des plaies et hématomes. Comme des bêtes, ils se battaient au centre de cette arène improvisée sous le regard avide des aisés qui pensaient avoir trouvé, par le biais de l’argent, un moyen de maîtriser leurs pairs . Naïfs. Comme si ils n’étaient pas pendu à ce spectacle depuis leurs tables garnies entourant la scène, plus dépendant de ce divertissement que l’étaient ceux qui pouvaient les détrousser à leurs retour de soirée. C’est du moins ce que pensait Noa en attendant son entrée dans le manège du pugilat, debout et imposant face à son adversaire. Il ne se sentait ni soumis ni acheté, sachant que personne ne pourrait remplacer son poing si aisément.

Les combats entre hybrides étaient plébiscités ; leurs caractéristiques physiques uniques et diversifiées ainsi que par leurs usages parfois agressif de la magie, associé au fait que contrairement aux monstres leurs corps étaient organiques, formait un tout qui offrait du beau jeu sanglant et exotique. Le souffle du combattant était profond, sortant en souffle long de sa bouche à demi-entrouverte sur une mer d’opaline menaçante. Il fit un premier pas quand le signal retentit et entra dans la danse la plus sauvage qui soit. Ses poings étaient serrées en deux boules d’acier, servant à parer, à jouer, à attaquer et à tuer. Éliminer tout en offrant un peu de sang convoité par le public. C’était un art, une chorégraphie qui demandait une certaine technicité. Alors il dansa, évitant les coups au dernier moment dans d’ample esquive avant de meurtrir la chair face à lui, avec la souplesse sauvage d’une âme libre et passionnée qu’on associait aux gens de son genre. Face à lui se dressait un géant de chair et d’écaille dont les bras pourraient balayer un humain et briser ses côtes sans difficulté. La gueule en avant, on devinait sous sa peau les mécanismes meurtriers d’une mâchoire à la pression redoutable. Mais son corps était recouvert de plaques de chairs fragiles que le brun cherchait à débusquer à coup de droite et ses dents aiguisés servaient à punir les attaques trop prétentieuses.

La bataille n’était pas aisée et il ne pouvait pas éviter chaque coup… Pas qu’il le devait, cela aurait été une erreur dans un combat attendu par ces loups végétariens. Le premier se planta dans son flan rigide, traversant tout son corps d’un tremblement douloureux et furieux alors qu’il tendait ses muscles pour ne pas vaciller. Le second, frappant sa tempe, le rejeta vers les limites ouest de leur territoire. A quatre pattes, reprenant ses marques, il se redressa sur ses jambes contractées par l’effort et ses yeux sombres s’accrochèrent au premier rang à une tâche d’élégance parmi la foule opaque. Le sourire qu'il lui adressa fut carnassier quand il accrocha ses yeux, les cheveux dans le visage et le souffle court. La classe était peu présente dans ce genre de rencontre, surtout quand elle prenait forme humaine. Les atteintes visibles sur le visage de l'hybride étaient, entre autres, la fente profonde qui partait de ses lèvres pour s’achever au milieu de la joue, décoré d’une couleur rouge enflammée.  Il se retourna à sa tâche, balayant rapidement le sable de son débardeur trempé. Ses jambes s’activèrent dans un sprint animal alors qu’il tournait autour du terrain, glissant pour éviter les bras menaçants qui balayèrent le vent, ses pieds dérapant projetant mille grain de poussières. Ses poings se déployaient avec puissance dans l’estomac de son ennemi.

Le combat dura longtemps, il ne fallait pas finir trop vite, et au bout de plusieurs dizaines de minutes les deux adversaires arboraient tellement de blessure qu’il était difficile de les discerner dessous.  Il n’y avait rien de beau ou glorieux dans leurs personnes, c’étaient la violence et la survie dans toute sa splendeur. Que personne ne soit encore mort était sûrement un miracle. Noa cracha un bout de chair arraché dans sa main et il la lança dans la foule. Il serait bête qu’ils soient venus pour ne pas avoir l’appétit coupé après tout. D’ailleurs, le géant avait lui-même l’air sur le point de vomir ; sûrement qu’un coup -ou plusieurs- avait fait plus de dégât qu’il n’y paraissait. Quand l’hybride sauvage pu enfin en profiter pour mettre à terre l’écailleux, il le passa à tabac sans modération, faisant gicler et cracher le sang à son adversaire, mélangé à sa salive. Pour clore le chapitre, il le releva difficilement. Sûrement trop déphasé le plus grand suivit le mouvement et serrait les poings en vacillant.  Son air hagard n’était pas un indicateur très positif sur sa santé. Noa se jeta dans son dos et passant une chaîne dorée sur le cou musculeux du bagarreur perdu. Ses deux mains fermement resserrées autour des dés qui composaient ses extrémités, il resta ferme jusqu’à ce que la résistance soit moins forte. Puis d’un coup de pied dans le dos, il l’envoya se fracasser sur la table du roux élégant. Transpirant, sanglant, il resta tout de même debout pour laisser le monde constater de sa victoire, même si s’étaler au sol semblait attractif. Ses pupilles fines se plantèrent sur celui qui avait attiré son attention et il marmonna «Bon appétit. »

Les trois coups sont frappés, les protagonistes s'installent sur leurs trônes au velours ornementé, signent leur participation à un spectacle qu'il entendent pourtant consommer. La lourde porte, dissimulée par l'obscurité peu engageante d'une contre-allée, s'ouvre sur une silhouette rigidifiée par son manteau au noir sans tain. Bottes cirées, dos implacable, ses grandes enjambées dévorent avec voracité l'espace qu'il sait acquis - bastion de son impunité. Ici comme ailleurs, dans le frivole comme dans l'officiel son menton est toujours haut car il se sait dans l'exercice de son pouvoir. Ses yeux au vert aussi glacé qu'artificiel mord crûment, si ce n'est voracement sous l'égide de son faciès lisse, les vies qui s'organisent indolemment autour de lui. Cette scène de luxe met en scène le désordre pour mieux rappeler aux puissants qu'ils peuvent le dompter, s'en rire ou se l'approprier. Cette aire de non-droit représente le pinacle de leurs droits divins appliqués aux vies insignifiantes - Dérisoires non pas par essence mais car elles ne se sont pas emparées de ce pouvoir qui transforme exécutant en exécuté. Les convives drapés de leurs habits de parade, débauchés, qui serrent les courbes du corps dans des lignes indécentes, lui procurent un reniflement de dédain. Lui aussi est présent pour jouir du suprême en s'abreuvent de la puissance mise en spectacle mais lui, contrairement aux autres, se connait assez bien pour maîtriser ses bas instincts et les admettre sans fards - assez bien pour ne pas rougir en les masquant devant la scène publique. Désormais attablé, en discussion aiguisée avec un endimanché se vantant de pouvoir lui offrir une union politique profitable pour dorer davantage son blason de défenseur du juste, Halwick soupèse d'un œil éteint le verre de vin reposant au creux de sa paume. Ceux qui pensent l'entourer d'assez près pour être dans une situation parallèle, analogue à la sienne, seraient si faciles à faire redescendre dans les bas fonds où leurs mœurs sont restées. Son père a été un très bon instructeur : l'homme sûr qu'il était ne s'est jamais astucieusement masqué de ses travers et à son contact Lyam a appris où chercher les failles chez autrui. Prenons par exemple son interlocuteur ici-même : en partenariat régulier avec un proxénète. Et ne sachant pas couvrir ses arrières efficacement. Un sourire de suffisance soulève la commissure de ses lèvres tandis que son adversaire ou allié prétendu le couve d'un regard aux attentes brumeuses. L'ennui ne s'imprime pas sur ses traits de marbre, pas plus que n'est prétendue l'attention. L'ennui est réel.
Le début des réjouissances s'amorce, la bestialité s'exécute encadrée par les volutes de fumées illicites, opaques et pesantes, qui zèbrent la pièce sombre. Le sable vole et le sang jaillit, les convives s'exclament, piaillent leur approbation pour cette catharsis, ce défouloir qu'ils pensent à leur service et au détriment des vies inférieures s'entre-détruisant pour eux.
Mais Lyam est subjugué. Son verre n'est pas redescendu de sa main et ses lèvres froides sont restées entre-ouvertes. La puissance brute s'affairant devant lui est plus indocile que d'ordinaire : elle se bat pour se battre, pour vaincre, pas pour obtenir la victoire espérée de l'audimat et la récompense allant de paire. Il ne scénarise rien et détruit avec insoumission.
Le geste d'irrévérence est désobligeant, son accompagnateur attablé s'en indigne en se relevant d'un mouvement brusque et en beuglant une menace sur l'hybride qu'il pointe du doigt. Lyam reste stoïque, repousse la carcasse échouée sur sa table d'un revers de main gantée puis se lève. Princier. L'homme qui voulait congédier la bête est réprouvé d'un claquement sec de la langue et Halwick impose une minute de silence avant de finalement daigner reporter son regard sur l'animal indocile.

"Puisque tu as l'air soucieux de la qualité du repas, viens donc t’attabler avec nous." Sa voix claque, sans chaleur.

Les mots inattendus et loin d’une douceur factice omniprésente le firent ravaler sa salive et la bile qui remontait le long de sa gorge brûlée. C’était un ordre. Direct, sans fard malgré le maquillage de son émissaire, qu’il aurait pu rejeter d’un grognement dédaigneux. Sans demander son reste, sa silhouette rouge et terreuse aurait pu se détourner de cette foule contrôlée par leur propre argent, mais il y avait plus dans cet ordre. Comme un contrat qu’il pouvait, ou non, signer de sa bestialité la plus profonde. Alors d’une démarche lourde et droite malgré un regard brumeux, l’animal sanglant s’approcha et sans prendre acte de l’état du mobilier, s’installa debout devant la chaise de bois sombre, la revendiquant comme sienne. Ses dents pointues apparaissaient à intervalles réguliers pour laisser passer un souffle rauque et chaud.

Quand ses pas pénétrèrent dans la zone des convives, ce fut comme si un animal sauvage avait brisé ses chaînes et parcouraient avec appétit le cirque paniqué. Les yeux étaient tournés vers lui avec une horreur écœurée et le sentiment qui en découla fut un mélange de satisfaction et de frustration. Ses poings étaient serrés et veinées et sa silhouette restait droite, dépassant sans peine les personnes présentes et leurs gardes du corps. Ses pupilles d’obsidiennes se tournèrent vers le maître des lieux, le maître du jeu et il répondit à son invitation par un regard indomptable. Sa bouche articula ses mots d’une voix hachée, rauque et insoumise.

«- Qu’attendons nous ? »
Le sang coulait en paquet visqueux sur le sol depuis l’extrémité de ses ongles acérés dans un bruit voilé, soulignant le silence indigné de la salle. L’homme face à lui, semblait en contrôle de l’espace et du temps. De tous les pantins qui agissaient de l’autre côté de la barrière. Sans attendre une confirmation il tira la chaise à lui dans un raclement strident mais ne fit pas un geste pour s’asseoir le premier.

Halwick laisse s'esquisser un trait d'amusement à l'angle de ses lèvres blêmes alors pourtant que ses yeux ne sont frappés d'aucune lumière superflue. Sa mâchoire à la finesse dure ne s'ourle pas d'une autre articulation et son regard effleure à peine, dans un intérêt mesuré, la stature colossale exécutant sa volonté. Les bras scellés dans le dos avec cérémonie, il démontre ostensiblement et son assurance et sa pleine certitude de ne pas avoir à préparer une éventuelle riposte. Ainsi il se fait hôte et non adversaire tant qu'il se fait maître de cérémonie face à la créature sanguinolente, bave aux lèvres. L'attitude corporelle de l'animal met en déroute les convives qui hèlent d'un regard leurs services d'ordre, des sentinelles de plomb qui se rapprochent ainsi sans grande discrétion de leurs commendataires pour dessiner un cercle préventif autour de la table. Là, les pupilles d'Halwick s'agitent d'une brève malice et c'est à cet instant qu'il daigne enfin croiser le regard de la chose titanesque. Dans une presque confidence, lui alloue cette seconde rieuse qui se termine par l'ombre d'un rictus en destination du reste de la scène. Cette bête est plus imposante que les jouets des autres - et c'est avec délectation qu'il s'aperçoit que si elle obtempère elle ne le fait pas dans le respect des formes, des formes qui auraient bien du mal à ciseler ses reliefs bruts ou à laver sa peau souillée par le sang qu'il a versé. Une acceptation indocile, un paradoxe à croquer sous la dent si on ne le redoute pas fiévreusement, comme le reste des convives. Mais surtout à agencer ingénieusement si on a de l'esprit. Halwick sait que le rapport de force est en sa faveur et le démontrer davantage serait un parjure à la beauté intransigeante de cette évidence alors il s'assoit en premier, sans rien céder. Le dos impeccablement vissé au dossier de son assise, il croise les jambes en tout confort et claque de ses doigts armurés de cuir pour ordonner au serveur d'apporter le menu. Finement ses mains s'activent sur la table ébréchée, il repose son verre, époussette ses lèvres et tend du bout des doigts son mouchoir satiné à la bête face à lui.

"La commande, évidemment. " Lâche t-il finalement, sur le ton de l'évidence factuelle. "Je te conseille de prendre tes aises."

Ses aises, il ne les prit pas et certainement pas en s’asseyant avec une raideur spartiate. Le combattant restait sur ses gardes et le comité autour d’eux ne l’aidait certainement pas à prendre une position décontractée, quand bien même il en serait capable. Ses muscles roulaient sous sa peau comme ceux d’un félin et son visage était ciselé dans l’acier, dur et réfléchissant son attitude rigide. Mais son esprit échaudé était prêt à oublier la foule qui les entouraient, contrairement à son corps en éveil, bien trop intrigué par ce qu’on lui proposait. Alors quand il attrapa ce mouchoir qui aurait pu sembler dégradant, il en usa avec une étrange efficacité, loin de laisser transparaître son manque de soin. Il balaya le sang sur ses mains d’un geste vif et passa le tissus sur ses joues pour balayer les caillots de sang qui se formaient sur sa peau pâle avant de le reposer sur la table. En faire plus aurait dénoter d’une volonté de plaire et de paraître qui l’aurait immédiatement relégué au rang d’imitateur pitoyable.
Alors c’est avec des doigts encore rougit qu’il attrapa le menu avec un sourire en coin aux intonations acides. Ses yeux balayaient les mots sans réellement les lires, et il referma le récapitulatif avec un « clac » bruyant qui fit écho dans la salle désordonné de l’établissement sans dessus-dessous où le spectacle venait se mettre à table aux détriments des spectateurs. Noa tendit la carte dans le vide pour qu’un serveur vienne la récupérer. Manquant de courage, ce fut sa collègue qui se dévoua dans une attitude méfiante.

« Une viande, imposa t-il d’une voix grave

-Quelle viande, mon… monsieur ? Hésita t-elle en balbutiant sur la façon de l’appeler.

-N’importe laquelle, claqua sa voix impatiente, détestant ces vanités sans queux ni tête. Et une bouteille d’Absinthe, fermée. »

Sa commande terminée, ses yeux remontèrent vers son interlocuteur. Il passa sa langue sur ses dents sanguines et finit par poser la question que tous se posaient dans cette pièce.

« -Que veux tu, humain ? »

Halwick observe, non sans s'en féliciter, le remue-ménage s'ordonner sous ses injonctions sans que ces dernières ne soient discutées quand bien même la crainte déforme les visages. Le chaos, s'il paraît compris et agencé par un seul, apparaît aussitôt plus acceptable et les routines s'actionnent avec le soulagement d'en revenir à leurs protocoles scriptés, dépendants. En se faisant seul intermédiaire et traducteur, laissant en suspens les explications attendues pour les verser selon sa volonté, il entend forcer des allégeances de circonstance, celles qui voudraient se placer derrière une égide. La Bête lui donne cette opportunité car tous savent que sa force brute serait dure à juguler, car elle a été sous-estimée. Lyam goûte avec satisfaction la vie qui s’organise sous le dessein de sa poigne d’orfèvre. Dans sa vision périphérique les rouages de chair s’adossent les uns aux autres pour s’actionner dans la conformité, une fourmilière d’individualités diluées sous son contrôle et malgré la peur. Il n'en rit pas davantage, s'en amuse à peine maintenant tant il s'agit là de son dû.
Les assiettes leur parviennent au bout de mains tremblantes et les plats sont présentées par une voix tout aussi faiblarde, l'arcade sourcilière de Lyam échoppe d'un vague froncement tandis qu'un regard inquisiteur s'appuie sur l'infortunée serveuse. Il n'a pour la faiblesse que du mépris et entend bien souligner qu'un invité, convié par ses soins à sa table, mérite davantage d'égard. Parce que sa présence est encadrée par lui. Gérée par lui. Mais peut-être que cette peur est une satisfaction en soit pour la bête - cela ferait certainement sens en rapport au paraître de la créature rigidifiée sur son assise et qui n'obtempère à ses ordres que dans la limite de la bestialité. Un chien qui n'accepte le collier que s'il demeure voué à l'attaque alors ? De la dignité combattante à n'en pas douter. Halwick apprécie. Alors qu'il entreprend de découper sa viande, de son argenterie immaculée, il répond sans adresser d’œillade à son interlocuteur. Mais avec de la familiarité dans la voix.

"J'ai apprécié tes prouesses martiales, combattant." Le titre est versé avec une révérence volontaire, aiguisée. "Et j'ai pour habitude de ne pas détourner les yeux du talent lorsque je le perçois. De plus, toute victoire mérite récompense. J'ai lu dans ton art une certaine discipline malgré la fièvre qui aura, sans aucun doute, bousculé l'audience. Tu as l'air entraîné. Et les gens capables se font rares."

Le plat se dressa face à eux et il était comme à son habitude une épreuve. Une épreuve du paraître, une épreuve du faire, une épreuve d’individualité. Une épreuve que son interlocuteur remportaient comme toutes celles qui semblaient s’être présentés à lui ce soir. Où était-ce le surestimer ? Il n’y avait aucun geste de trop dans sa façon de déguster, sachant poser ses mots entre ses bouchées, comme si l’instant lui appartenait et se pliait à sa convenance. Alors l’hybride ne tenta pas d’être civilisé et ne joua pas pour autant le chaînon manquant, même si il aurait pu faire une démonstration peu ragoutante de sa mâchoire puissante, cela aurait marqué un sens du spectacle qu’il rejetait. Et si l’animal ne pouvait faire plier le temps comme le roux le faisait sous ses gestes et sa voix, ou encore échapper à ce moment d’intime qu’il ne divulguait pas habituellement, il pouvait au moins suivre le rythme. Entre ses mains sanglantes il serra la chaîne dorée qui l’avait aidée dans sa bataille et il la posa à ses côtés en l’abattant du plat de sa main sur la table massive. Ses griffes attrapèrent l’argenterie comme on l’aurait fait avec de vulgaires couvert pour se nourrir, n’hésitant pas à tremper un pain bien fade dans la sauce sans manière. La plat se prêtait bien mal à user de ses doigts, mais il y avait recourt dès que possible, dédaignant ce repas et ses origines.
La silhouette imposante ne cessa de s’alimenter en écoutant l’homme à la prestance arrogante s’adresser à lui. Pour autant, celui-ci réussit dès le début de la discussion à ne pas tomber dans son estime, prouvant ses compétences presque mystiques à manier les mots et à savoir les lui imposer sans force. Cet appelle à un titre qu’il convoitait ne le fit pas relever le regard mais Noa était soudain plus enclin à l’écouter. Et même si sa méfiance restait totale, ses yeux dessinaient la silhouette fluette de son interlocuteur, y devinant plus, une énergie incandescente qui semblait entrer en raisonnance avec les flammes qui le dévoraient. Leur rencontre semblait écrite dans le sang de son adversaire et soutenu par le public présent. Pour autant il resta distant, froid et sans ambiguïté sur son insoumission.

« C’est tout à fait vrai. Mais le talent se cultive, il ne se collectionne pas, encore faut-il en avoir un pour convoiter celui des autres. Ses poings se resserraient sous le poids de ses paroles bien trop soutenues pour son vocabulaire habituel. Je suis capable. Mais j’ignore qui tu es et ce que tu es. C’était moi sur scène aujourd’hui, pas toi. »

Contrairement à la majorité des présents, l'homme inflexible ne dévie pas le regard de son ancrage sur la scène alors que la Chose dévore sans s'embarrasser de méthodes sociétisées en contrebas de son attention, les bruits de mastication ne le soustraient en rien à sa réflexion. Au contraire le politicien s'en satisfait sans s'encombrer de babillages, n'ayant qu'une affinité de façade envers les civilités et considérant le paraître pour ce qu'il est : un habillage versatile à la mesure des divers contextes, limité dans son usage par le but visé. Or si le but de la chose est la puissance, la sophistication ne lui est d'aucune utilité et ne ferait que le travestir, le déguiser sous des aspects moins attrayants et plus communs. Lyam remarque toutefois les efforts langagiers de son indéniable nouveau partenaire - puisqu'il le considère déjà engagé dans un dialogue ouvert bien qu'agencé hors de ses lèvres rugueuses par une ténacité âpre, qui loin de le déranger, lui fait comprendre que la Bête a l'intérêt piqué et qu'elle le révèle en relançant la balle à son interlocuteur. S'il apprécie de le voir palabrer avec une verve belle, c'est uniquement grâce à la rupture que cela opère face à son allure animale.  L'équilibre est assez adroitement servi pour qu'Halwick ne ressente pas l'exaspération rencontrée en côtoyant l'indignité, le parjure ou l'inintérêt. La Bête semble vouloir être introduite à son hôte. "Collectionner le talent reviendrait à vouloir le mettre sous verre, ce qui me semble être une idée à la fois contre-productive et répugnante." Une fine moue de réprobation ourle la commissure de ses lèvres qui se fendent aussitôt ensuite d'un sourire complaisant, presque familier alors qu'il saisit les yeux sombres de celui qui lui fait face.

"Tu trouveras facilement des individus à la recherche de trophées. D'une réussite par procuration, en dérobant aux autres leurs facultés pour les exhiber. Il n'y en cela aucune réussite. Or, je suis à la recherche de la réussite. Et sur ce point je suis intraitable."

Il lui sourit, un rictus pointu comme l'est un couperet. "La réussite est une affaire de pouvoir et je pense qu'à cet égard nos intérêts pourraient converger." D'un geste feutré Lyam lève son verre et l'amène jusqu'à ses lèvres gelées. "Ne vois-tu pas la scène grotesque à laquelle je préside, les visages gelés autour de toi qui n'attendent que de me voir te congédier pour reprendre des couleurs ? Ta scène était encastrée dans la mienne, mais tu mérites mieux et moi aussi". D'un geste sec Halwick s'époussette les lèvres et se redresse tout aussi rigidement. "Si tu veux comprendre à quelle scène j'aspire et ce que j'ai à te proposer, suis-moi dans un endroit plus propice aux discussions sérieuses."

A n'en point doutait, son interlocuteur avait une éloquence qui savait charmer les oreilles de l’animal qu’il avait en face de lui. Chaque parole élargissait un peu plus le sourire meurtrier qui scarifiait son visage. Il n’y avait nul confiance à cette table, aucune croyance que Noa déciderait de goûter si ce n’était la sienne. Mais à travers ces mots, le roux su attiser son envie de découvrir tous les intérêts qui se dissimulaient sous le contrat potentiel de leur alliance. Il y avait une ambition qui ne se contentait pas d’être la surface d’un esprit égocentrique et trop immature pour se faire à la raison de n’être qu’un exécutant d’un système qui dépassait les hommes. Un air impérial se dégageait de l’humain, comme un souffle de folie conquérante qui pourrait arriver à ses fins, une névrose qui semblait trouver ses sources dans une raison exacerbée.

Leur public était en effet pendu au lèvres pâles et fines du famélique maître du jeu, attendant qu’on les libères d’une situation qu’ils ressentaient aux plus profonds d’eux comme « mauvaise » voir dangereuse. Une erreur de place et de rôle mais dont ils n’osaient dirent la pensée, terrorisé à l’idée de perdre l’estime d’un seul être qui les gouvernaient tous, par essence. Et soudain Noa était avide de savoir ce qu’il pourrait contracter comme dette mutuelle avec cet humain, lui qui du haut de sa puissance ne devait que consommer le peuple sans lui rendre plus d’honneur que sa simple présence. Que méritait un animal ? Il attrapa les dés ornementés d’or qui trônait près de son assiette et les accrocha à sa ceinture avant de se relever d’un bon, brusque, puissant, comme un pan de roche émergeant de l’eau. Son débardeur était noir de transpiration mais c’était bien impossible à discerner à travers les couches successives de sang et de sable qui alourdissait le tissus lâche. Il dissimulait à peine la fourrure qui courrait le long de son dos, sale et poisseuse. Avec un plaisir non dissimulé, l’ancien nomade s’approcha des spectateurs abrutis le sourire serpenté de lames blanches et affûtées. Sa satisfaction ne fit que s’accroître en les observant disparaître avec panique derrière la « sécurité. » Puis son visage retomba dans une expression neutre et il se tourna vers celui qui possédait cet espace de par sa simple présence.

« -Je te suis alors, je suis curieux de savoir ce que tu mérite et que tu ne possède pas encore, humain. » L’odeur du roux l’entêtait et le taraudait. Comme une senteur dangereuse et symptomatique qui se cachait sous un parfum attractif.

Lorsqu'il obtient la satisfaction, il ne l'ouvre pas aveuglément comme serait sabré un spiritueux de la victoire. Il entend la recevoir toute entière avant de se permettre quelconque réjouissance - dans son cas comme dans celui de la Créature. Ses pupilles étroites se teintent à peine de connivence lorsqu'il hoche placidement le visage pour enregistrer le choix de son suivant. Ses pas soulèvent les regards avant de les détourner tant sa cadence dévore l'horizon acquis, sa queue-de-pie fouettant dans son sillage les éventuelles questions avant que ces dernières ne jaillissent. Halwick sait pertinemment que jeter son dévolu sur une créature semblable attisera les défiances et que, si elles sont euthanasiées pour ce soir, elles ne feront que s'amplifier dans les non-dits et prendre de la force dans la rumeur, s'incarner dans les commérages et les regards en biais. Alors, avant de quitter son auditoire en état de pétrification avancée ses talons claquent contre la surface briquée du carrelage ébène et il se retourne. "Si mon père était coutumier de ce lieu avant moi, c'est d'ailleurs ainsi que vous tous l'avez connu, il s'agissait pour lui de marier le spectacle à l'utile. Je ne saurais m'étendre sur vos définitions de cet utile, bien que ces dernières soient à n'en pas douter parfaitement exotiques. Pour ma part j'entends valoriser le talent et le voir se perpétuer. Je n'ai rien de plus à observer ce soir qui dépasserait l’opportunité déjà présentée." Garant de stabilité ses mains demeurent fermement crochetées tandis qu'il défie un homme choisi au hasard d'un sourire de fausse proximité, car il connaît de lui toutes les déviances - ce dernier s'en étant goulûment vanté il y a quelques verres de cela - et que l'infortuné incarne l'exemple concret de la prévention préalable d'Halwick. Le politicien a, bien évidemment, délibérément laisser couler l'information concernant son géniteur afin d'accorder quelques miettes, geste d'égard, à la créature massive encadrant ses pas. Et, sans se donner la peine de se justifier au-delà de la menace tacite Lyam prend congé en pénétrant l'obscurité d'un corridor adjacent à la scène de sable et de sang. Rapidement, sans qu'un mot ne soit adressé, il conduit son invité vers un salon particulier. Agrémenté d'un bar central, d'un bureau au bois massif et de deux canapés carmins entrelacés au centre. La pièce est drapée de longs rideaux écarlates, baignée par une lumière tamisée émise par des appliques murales aux allures de chandeliers. Halwick, conquérant, contourne le bar pour sortir deux verres aux reliefs cristallins qu'il remplit immédiatement d'absinthe.
Là, verres dans ses paumes de cuir comme une amorce de tête-à-tête, il chemine vers celui qui a décidé de le suivre. Uniquement là, sa focalisation se fait totale sur les traits anguleux et épais, surplombants par leur hauteur, de la Bête. Là il lui adresse un sourire dénué de courtoisie en lui présentant la boisson. "C'est ce que tu avais commandé me semble t-il." Les accents secs de sa voix sont toujours présents, cependant ils sont désormais enjolivés par une proximité toute en évidence. En assurance. "Et tu m'as également posé une question concernant ce que je souhaite sans encore le posséder. C'est assez perspicace pour mériter une réponse." Il le souligne comme une performance notable, comme si avec lui chaque point marqué ne tombait pas dans l'oubli. "Comme tu l'as assurément compris, rien dans ce monde n'est donné sans que le donateur n'attende son contre-don. Alors que tu m'as abreuvé de ta prestation, j'ai rempli ta panse. Mais si je te fournis une proposition et qu'elle s'avère plaisante qu'attendrais-je de toi en retour ? Ta force a l'air assez sûre pour ne pas se perdre au détour d'une erreur grossière, contrairement à tous ces pantins que tu as vu décorer la salle et qui tombent tous les uns à la suite des autres par vanité et sans rien apprendre. Alors tu dois te poser cette question. Et moi je dois te donner une réponse. Ce que je veux ? Le pouvoir. Ce qui me manque ? Du temps pour l'obtenir à plus large échelle ainsi que des ressources pour sécuriser mon entreprise. Je pensais avoir besoin de combattants, mais tu me donnes l'impression d'en valoir plusieurs à toi seul. Ce que j'attends de toi c'est ta force." Ses phrases sont déclamées sans qu'il ne reprenne sa respiration, saccadées à la suite les unes des autres comme serait professé un texte appris sur le bout des doigts. L'émotion n'est pas bien saillante, mais n'est pas non plus simulée. La seule chose que Lyam laisse ostensible relève de l'intérêt brut qu'il porte à la Chose, Chose qu'il détaille avec avidité tout du long de ses paroles. "As-tu déjà songé à ce que, toi, tu brûles d'avoir ? Car c'est ici et maintenant que tu peux l'inscrire dans le marbre. Devant moi."

Le descendant de Ren restait droit, rigide sur ses appuies et il tourna sa tête pour assister au simulacre de réunion qui se déroulait. Il était indéniable que l’humain était en contrôle et usaient des personnes présentes comme autant de poupées qui étaient à sa disposition. Pour autant, était-ce impressionnant ? Devait-on s’émerveiller de voir un enfant ranger ses jouets quand il en avait fini avec eux ? Il était bien trop tôt pour penser que l’homme à la chevelure saturée avait gagné sa place par sa force, le doute de voir un prince placé sur son trône par des mains plus hautes était volatile dans l’air. D’autant plus quand le sujet de la paternité fut évoqué. Ce petit bout de passé semblait précieux, comme un pan mystérieux d’héritage qui donnait corps à la légende, tout comme il semblait être la réalité blafarde d’un pantin démystifié. Sans réponse, l’animal restait en retrait. Méfiant, près à changer d’avis et d’attitude. A trancher et à s’incliner, à tuer ou à épauler.

Alors il le suivit sans un mot, peu loquace. Personne ne lui réclamait d’être loquace, même pas lui-même. En pénétrant dans la pièce, la bête ne prit pas la peine de s’installer dans ces appartements fastueux. Ca n’avait pas de goût, ça n’avait pas d’importance. Tout le velours de cette pièce était un cache misère pour dissimuler à quel point elle n’avait pas d’intérêt. Un réelle cache-misère qui dissimulait sa violence sous un plastique confortable. C’était la domestication du mal, la mise à profit des sévices dans une version aseptisé du monde. Cette transformation du sang en mobilier de catalogue était un moyen de canaliser la sauvagerie dans une matérialité que les personnes du haut pouvaient côtoyer.
Mais Noa goûtait à la sublime violence à travers la survie, des uns ou des autres. La texture de la terre et la pestilence de leur monde étaient nécessaires à son pouvoir. Il ne dédaigna cependant pas le verre et l’avala cul-sec sans perdre son visage placide et en expectative. Le goût de l’alcool coula dans sa gorge, familier et amer, comme son passé. Un retour âpre aux sources à travers la chaleur des herbes et des fleures qui composaient ce petit poison.

En avançant vers son interlocuteur, il laissa des traces ensablées sur le tapis luxueux et il se planta devant lui en croisant ses bras sanglants. La réponse à ses questions, il l’estima, la soupesa dans son esprit primitif. Goûta à l’approbation avec avidité et dégoût, ses bras se contractant de manière à peine perceptible. Attraction, répulsion, tout cet être jouait à l’amener à ses paroles avant que son esprit ne le rappelle à la vraie nature de ses envies. Alors quand on lui posa la question, il lui répondit, même si ça n’avait ni queue ni tête.

« Je veux plus qu’un accord. Les accords sont fait pour jeter, ce sont de pauvres enjeux et de stupides raisons. » Les accords… Le marchandage… Toutes ces façons de faire lui rappelait celles qu’avait sa famille de remplir leurs pauvres assiettes. Vendre, acheter, se vendre, se racheter, rien n’avait de sens quand on donnait et qu’on pensait se faire rendre. C’était minable, c’était se faire vampiriser par la pacification. Il voulait un enjeu, un lien, une mythologie. Oui il voulait ses gravures dans le marbre que lui tendait l’humain. Et on ne gravait pas des échanges mais des récits. « Je veux la violence dans les rues. Je veux que la survie devienne loi et que le monde s’écroule sous le poids de cette violence. Je veux la puissance pour casser toutes ces règles, pour briser tout ces gens. Mais ça n’intéresse pas un politique. Un président non plus. Je ne veux rien de toi, tu n’as rien à me donner. » Sa langue claqua sur son palet avec mollesse, peu convaincue de ses paroles. « Ce n’est pas en invitant un meurtrier à ta table que tu sauras faire preuve de courage. L’arrogance tue.»

La commissure des lèvres du puissant s'ourle d'une approbation aussi volatile qu'assoiffée car ce qu'il découpe dans les mots de la Bête et dans sa posture à l'inflexibilité souillée d'un sang impropre, servie dans un écrin de velours comme un parjure, lui plaît sans détours. Cette salissure, incarnée par les gouttes au carmin noirâtre suintant des plaies ouvertes jusqu'à la moquette bien assez fastueuse pour s'inscrire dans un décorum à sa convenance, assez triviale pour ne pas lui convenir, répond à l'avidité qui grouille dans les entrailles d'Halwick. A l'élégie épouvantable que n'entendent d'ordinaire que les subordonnés à sa grandeur voués à payer le prix de ses frustrations primaires et assumées. Cette fois peut-être ressent-il moins l'envie vorace, imminente, de mettre à genoux et de voler la preuve de sa puissance que de déguster cette puissance en bonne compagnie, à deux.
Il n'a pas l'habitude de maquiller son intérêt lorsqu'il se formalise de manière un tant soit peu sincère. Ce qui ne se produit, bien heureusement, qu'extrêmement peu souvent. Finement, l'arrête de son nez se plisse et ses yeux glacés dévorent de manière mi-incisive mi-formelle la silhouette massive face à lui. Halwick ne sait se lier à autrui car les protocoles n'ont jamais été installés dans son fonctionnement et qu'il ne sait reconnaître, avec une acuité carnassière, chez les gens que leurs avantages ou inconvénients. Mais s'il estime à priori la Chose c'est qu'il voit en elle un reflet déformé de ce qui serpente en lui-même, un lui aux contours distordus par une violence de premier plan. Entre les murs froids de la demeure lui ayant servie de geôle comme de professeure lorsqu'il était enfant, Lyam avait fantasmé un deuxième lui, assez différent pour le confronter - pour jouer - et assez semblable pour pouvoir le détruire facilement. Assez facilement pour que le statu-quo soit scellé.
La Chose propose le comburant propice à la naissance d'un brasier pouvant irradier à son avantage comme à son encontre - car Lyam sait récompenser comme il sait punir et que l'intérêt est si rare que le décevoir entraînerait une sentence sans précédent.
Lorsque son interlocuteur en vient à se rapprocher de lui, sa pomme d'Adam roule imperceptiblement à la surface de sa peau nacrée par le maquillage. Nullement par inquiétude mais bien sous l'excitation de l'anticipation. Que la Créature fasse un mauvais pas et il l'oblitérera. Que la Créature le surprenne et il l'adoubera. Les deux perspectives éveillent et sa malveillance et son envie.
Lentement son verre glisse entre ses lèvres gelées et s'impriment de la saveur amère du breuvage comme pour ponctuer l'échange en rappelant que lui seul en définit le tempo. Sans entrer davantage dans la confrontation, Lyam échappe délibérément un sourire en coin.

"Les accords conviennent à ceux qui n'estiment pas avoir d'autres choix que de s'en contenter. Et, bien souvent, ces derniers vont jusqu'à oublier qu'il s'agit-là de miettes pour commencer à confondre promesses abstraites et belles victoires durement gagnées." Il renifle d'un dédain appuyé. Mais son regard s'arme d'une lueur nouvelle lorsqu'il s'amarre directement à celui de la Bête. "Tu veux donc tailler le monde selon tes mensurations, trouver une place non pas parce qu'on te l'a laissée mais davantage parce qu'elle est évidente, inscrite dans ce qui t'anime ?" Cette fois il rit ouvertement. D'un rire brûlant et sec à la fois. Sec l'est aussi son mouvement lorsqu'il se retourne, pose dans le même geste son verre et joint les mains dans son dos. "Tu me demandes de t'offrir le monde. As-tu compris que je le veux ?" Ce qui pourrait apparaître semblable à un reproche, ou à une moquerie, se déroule sur un ton presque doux. "Tu devrais donc avoir compris que tu veux, bien au contraire, tout de moi. Car bientôt tout ce à quoi tu as un jour aspiré se trouvera dans le creux de ma main. Et si la tienne surplombe la mienne alors tu seras libre de tout écraser si cela te chante."

Répulsion, attraction, répulsion, attraction. Toujours le même principe, toujours la même idée. La laisse se balançait devant lui, de gauche à droite, écœurante, répulsante mais qui semblait être le seul moyen de conquérir le monde derrière la porte. Il y avait certes bien deux extrémités à une laisse et chacune avait son rôle, bien spécifique. Maintenant il fallait savoir si il acceptait d’être celui qui ouvrirait la voie alors que l’homme, dont le nom lui était toujours inconnu, cet homme donnerait le chemin. La promesse de pouvoir pourfendre le monde si durement conquit de cet innomé (son nom importait peu), de pouvoir le surplomber de sa puissance brusque alors que les fondations du roux tiendraient le monde sous son contrôle, l’attirait avec une force puissante. Sa bouche s’assécha et son corps nerveux se contracta un peu plus. Dans un mouvement lent et ample il extirpa sa main de ses bras croisés et l’amena à ses crocs effilés. L’ivoire aiguisé pourfendit le voile de sa peau sans difficulté et à peine un tressaillement secoua ses épaules. Le sang gicla dans sa bouche et goutta sur le tapis. Son bras se tendit alors dans un mouvement déterminé, tendu vers le roux et la paume ouverte vers le bas. Le liquide rougeâtre et filandreux s’échouait en petit paquet sur les poils soyeux du sol qu’il foulait. Son envie de marquer son contrat dans un liquide sale et corrompu était une de ses conditions.

Sa langue passa sur ses dents nonchalamment et ses yeux perçant ne lâchaient pas les mains gantées de son acolyte. Il se demanda quel goût aurait sa peau, serait-elle aussi âpre que les autres ou alors amer, comme l’absinthe qu’il buvait avec langueur.

« Si ta main est si puissante, présente la moi. Alors je te préterais…non... je serais la tienne. Aussi nécessaire et aussi handicapante, amputée » Toujours ce ton cérémonieux comme pour faire honneur à ce moment historique, aux récits qui subsisteront dans les esprits et sa mémoire. « Signe de ton sang, de qui tu es et j’accepterais de te servir si tu respecte ta parole. Ton pacte. »

Halwick se fronce, ses traits tirés dans une torsion peu amène. La Chose en demande beaucoup mais s'il est honnête envers ses propres attentes, pharaoniques, il ne peut la blâmer pour son audace. Pas à partir du moment où il s'est reconnu en elle - à partir du moment où elle a commencé à devoir lui faire honneur. C'est davantage l'inverse qui l'aurait piqué de contrariété si docile et malléable elle s'était monnayée pour moins que la lune. Là se serait coupé, sans réhabilitation possible, le parallèle cousu de fils d'or et il l'aurait congédiée en s'assurant que sa langue ne parlerait pas, ne tutoierait plus de mensonges aussi grossiers. L'esprit est une chose complexe, il est si simple de s’y trouver emmuré vivant, de s’y consumer à force de réclusion. L’identité tient à bien peu de choses lorsque personne ne la confirme. Lyam s'est forgé dans une cage à la chaleur trop étroite, n'ayant que son propre reflet comme compagnon - que sa propre voix pour raffermir sa prise sur ce qui il était. Alors il s'est vu comme seul invariant et s'est appelé pour se créer et se souvenir. Un pacte il en a déjà contracté un, envers lui-même. Celui de ne jamais plus être dominé.
La Bête entend de lui un serment analogue - sa présence est-elle assez puissante pour valoir la grandeur de l'acte ? La veut-il assez pour retirer un gant et s'exposer dans la duplicité de son identité - maudite ?
L'acte si réalisé ne tolérera aucun retour en arrière. La Chose sera liée à son existence, marquée de son fer et par le sang.
Un sourire narquois ourle finement ses lèvres et une lueur d'émulation flamboie dans son regard froid lorsque le cuir descend le long de son avant-bras opalin, que ses doigts paraissent dans toute leur finesse anguleuse. Ses griffes, enfin, courbées sur elles-mêmes et striées de noir paraissent et Halwick perfore le regard de l'autre du sien. Il n'attend pourtant pas sa réaction. Il n'y en a qu'une qui pourra le satisfaire dans cette communion, il ne veut que la recevoir. Sinon il sera encore temps de trancher.
Comme si le geste était d'un ordinaire badin, mais méticuleux, le politique mord le tranchant de sa main blafarde de ses dents trop pointues. La peau fine se déchire, s'effile assez harmonieusement pour lui plaire. Sa langue cueille son propre sang le temps d'une seconde et il lui tend finalement la main.
Non, il empoigne la sienne avec franchise. Assez de franchise pour que ses serres s'incrustent à la surface de l'épiderme rugueux où elles impriment des demi-cercles aiguisés.

"Lyam Halwick." Verse t-il, ses yeux fusionnés aux siens. Il n'y a que cette identité, tissée de sa main d’orfèvre et irréductible aux fioritures de son physique qui mérite d'être confiée. Et surtout proclamée, entendue. Les détails ne peuvent contraster ce qu'il sait être. "Quel est ton nom ?"

Noa suivit avec avidité le cuir tomber. Le besoin de voir et découvrir. Au risque d’être déçu également, de ne pas y voir la beauté, la prestance qu’il souhaitait et qui se matérialiserait par sa dignité dans ce dévoilement. Si son partenaire venait à prendre cet acte avec une insignifiance formelle alors l’hybride refermerait le poing et l ‘espoir d’une collaboration dans le même temps. Quand le tissus tomba, l’hybride garda ses pupilles dans celles de son homologue et ce n’est que quand la paume pâle du roux alla se nicher au creux des dents parfaitement taillées que son apparence frappa Noa comme une pluie d’aiguille. Son corps se tendit, ses nerfs ressortirent en même temps que ses muscles, contractés. Son souffle s’accentua et ses yeux perçants parcouraient les long doigts arachnéens et leurs serres d’obsidiennes et d’ivoire. Sans un mot, droit comme un piquet, il accueillit la main et la sensation poisseuse de leurs sangs se mêlant, ignorant les corruptions dont ils auraient pu faire l’objet, chacun à leur façon. Brûlante entre ses doigts, elle embrasa ses veines et le brasier se rependit dans tout son corps.

Sa poigne se fit tout aussi brusque, alors que ses pattes déformées, robustes et brutes, s’imprimaient dans la peau pâle de son homologue. Se cramponnant de ses griffes pour ne pas glisser contre le sang qui coulait au centre de cette union nouvelle. Le grain de son épiderme était marquant sous ses doigts calleux, lisse et délicate dans sa perfection alors que sa main transperçait la sienne de ses griffes sombres. Lyam Halwick lui offrait un visage en contrôle, mais il n’y avait rien en contrôle dans leur poigne, juste deux pouvoirs qui se mesuraient, se domestiquaient au risque de se briser. L’animal tenait et retenait une entité qui transcendait les questions de race, qui était un humain dépassant l’humanité par sa condition.

« Lyam Halwick » Répéta t-il en accentuant sur le premier mot avec une stricte confirmation. Sans un mot de plus il garda sa main serrée contre celle de Lyam Halwick et il posa un genoux au sol, le regard dur et le dos rond. Tendu. Dangereux. Prêt à exploser de fureur. Sa main libre était derrière lui, les griffes prêtes à s’attaquer à toute chair qui pourrait lui porter outrage. Les ongles de ses doigts s’enfonçaient toujours plus dans la peau alors qu’il se présentait bas. A une hauteur négociable pour une mise en service. L’officialité de cette position réchauffait sa poitrine et ses espérances. « Celui que tu me donneras quand tu le voudras. Ce n’est pas à moi de façonner les fondations de ton monde. » Il serra son poing plus fort. Si cette phrase paraissait mesuré, la peur de donner un nom, son nom, était réel.

Sa stature est pareille à celle d'un empereur dévorant d'un œil à l'humidité prise dans la glace, orgueil flatté, son oeuvre montée au pinacle. La douleur enfantée par la prise de la Bête sur sa peau aux reliefs de satin est grisante. La pression est tordante, elle transfigure le beau pour l’amurer du bestial et dans ce cérémoniel il peut goûter à la puissance, bien tangible, au mariage de leurs forces. Personne n'avait osé ouvrir ses chairs ainsi - sans y être invité, sans être châtié en remerciement. La Bête n'a pas à être invitée, elle l'est par sa conscription, par ce dépôt de genou à terre. Elle sait lire les filigranes sans décevoir, sait lire dans la chair et dans le non-dit. Elle sait être pareille à lui, un lui assez étranger pour lui apporter ce qu'il n'avait pas déjà.
A cet instant l'épiderme de Lyam se trouve constellé de caresses froides et chaudes, de morsures qui creusent des sillons d'excitation. A sa surprise ce n'est pas lui qu'il perçoit dans la Bête, il découvre dans sa posture un attrait différencié qui le rend ivre de possessivité et de fierté. Il reconnaît un Chevalier. Le sien - certes le prolongement de son bras, son armure vivante, mais également l'instigateur de cette douleur sanguinolente qui serpente, chaude et moite, le long de son bras. Les serres du politique s'engouffrent bien davantage dans les creux qu'elles avaient dessiné dans la peau pour s'y reposer. Le sang coule comme pour abreuver une soif ne pouvant se tarir.
Son visage est inscrit dans un marbre dont l'histoire devra se souvenir et ses yeux au vert artificiel s'abaissent finalement sur le faciès, aux traits bruts et irréguliers - à posséder - du Guerrier. Sa main libre et couverte de cuir vient alors saisir le menton épais du Combattant pour le redresser, si le geste est impérieux c'est moins pour gouverner que pour indiquer une évidence. Halwick est rassasié de cette douceur, passe à la principale. "Relève-toi, Chevalier." Le terme est souligné d'une voix aussi suave que solennelle, il serpente le long de la joue du Guerrier alors que Lyam s'abaisse de quelques degrés pour la caresser de son souffle. Par cette appellation il entend faire honneur à sa posture. "Prend ta place et gouverne à mes côtés." Un sourire de pure satisfaction touche alors ses lèvres. "Peu importe le nom qui t'a été un jour donné, il ne décrira pas l'ampleur de ce que tu es devenu. Il n'est qu'un mot, qu'une conformité. Tes épaules sont trop larges pour tenir dans ce moule informe." Sa main de cuir dessine les contours inhospitaliers, farouchement possédés, de ses joues. "Je te nommerai Faust et, en ce jour, tu nais à nouveau. En ce jour tu es superbe."

Noa releva le menton et se redressa sur ses jambes rigides pour se placer devant le nouvel empereur qu’il devait servir. Le terme chevalier réchauffa un coin de son esprit qu’il croyait mort et dévoré par la noirceur de son âme possédée. Une excitation toute enfantine devant cette promesse d’un rôle qu’il avait convoité, une réponse du destin pour quelqu’un ayant envier sa place toute son existence. Qui était-il ? Il l’ignorait. Mais où était-il ? Cette question se précisait. Il ne bougea pas d’un pouce alors que le souffle effleurait son visage esquinté, la proximité ne le fit pas tressaillir mais au contraire raffermit sa détermination. L’animal sauvage n’avait pas de difficulté à considérer Lyam dans son espace personnel. Sans méfiance il le laissa se mouvoir et agir à sa guise, avec la rigidité d’un garde de la couronne. Leur contrat signé, il laissait maintenant l’humain d’apparence juger de son attitude, et n’hésiterait pas à lui présenter son dos. La trahison serait reçu par une violence exceptionnelle en retour.

Sa main poisseuse retomba contre sa cuisse, un mélange de sang encore frais et de traces sèches et écaillé le long de son bras. Symbole de leur association. L’autre main du roux, dissimulée sous ses apparats d’obsidiennes, explorait son territoire. Malgré son impatience d’agir, d’être usé et de régner, l’hybride se contenta d’avaler sa salive et d’attendre, sa respiration s’extirpant de sa bouche entrouverte. Le nom le souffla, comme une bourrasque glaçante suivit d’un vent brûlant. La nomination le frappa, l’assomma, aussi sûrement que la barre de fer qui avait tapé sa tempes quelques semaines plus tôt. Mais le goût était moins amer, plus incertain. Sans oser y croire, il tâta le nom dans son esprit. Le nom, son nom. Faust. Noa était l’enfant qu’on avait espéré et qui avait déçu. Faust était l’être doublement possédé, mélange de passé et futur ruminé, acceptant le mal et étant accepté. Revivre… Oui, il sentit cette renaissance dans ses tripes et No-Faust mordit ses lèvres dans une posture gelée. En ce jour était-il superbe ? Peu importait il laissait au conquérant ces désignations qui lui seyait bien mieux. Aujourd’hui Faust était lui-même, c’était … vivant. En face d’un empereur puissant au visage de glace et à l’allure de prince, il servait. D’une voix grave et rauque il répondit sommairement.

« Faust est un nom qui me va. » Faust était un nom, c’était le sien. Ses lèvres étaient percées et rougeoyantes. « Que dois-je faire par ce nom ? » Il était prêt à recevoir chaque ordre, chaque demande et à les exécuter. L’excitation et l’émotion courant dans son corps trop grand et trop froid.